Ce papier du National Bureau of Economic Research, par Oscar Jorda (San Francisco Fed), Sanjay R. Singh et Alan M. Taylor, étudie les effets économiques de long-terme des grandes pandémies. Un résumé moins technique en est fait ici par les auteurs (je recommande le site voxeu.org pour les analyses de politique économique d’actualité).
L’étude couvre les 15 pandémies avec plus de 100 000 morts depuis la Peste noire (14e siècle).
La variable économique privilégiée par l’étude est le taux d’intérêt naturel, qui est le taux d’intérêt réel (= après inflation) sur des actifs "sans risque" (ou "sûrs") qui permet un équilibre entre les flux d’épargne et la demande d’investissement, avec des prix stables. Ce taux baisse structurellement en Europe depuis des siècles, pour des raisons notamment politiques et technologiques.
L’étude montre que le taux d’intérêt naturel en Europe tend à baisser (au-delà de la tendance baissière de très long-terme) après les grandes pandémies. L’explication serait une baisse de la demande d’investissement (liée à la destruction de population, donc de force de travail), alors que le capital n’est pas détruit par la pandémie : au contraire, les agents économiques tendraient à épargner davantage après une pandémie.
L’étude montre que ces effets ont été plus importants en France, en Italie et en Espagne qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni. Mais cette hétérogénéité serait liée au timing différent de la pandémie dans les pays, à des différences dans les dégâts humains et dans le niveau d’industrialisation des économies. Donc sans doute pas généralisable au contexte actuel.
La destruction de force de travail par les pandémies tend à conduire à une hausse des salaires les décennies suivantes.
L’effet d’une pandémie sur le taux d’intérêt naturel serait l’opposé de celui d’une guerre : une guerre occasionne typiquement de grandes destructions de capital, qui conduirait à une hausse du taux naturel. A l’inverse une pandémie détruit la force de travail sans vraiment affecter le capital.
Si l’on en croit cette étude, la pandémie actuelle pourrait donc accentuer et prolonger la baisse des taux des actifs "sans risque" (obligations souveraines / fonds €) pour les prochaines décennies, renforçant ainsi la thèse d’une "stagnation séculaire". Les taux directeurs des banques centrales resteraient très bas pour longtemps, avec des QE à répétition.
Néanmoins, comme le notent les auteurs eux-mêmes, la pandémie actuelle pourrait être différente des pandémies historiques en ce sens qu’elle touche une pyramide des âges très différente, beaucoup plus âgée dans les pays développés. Les victimes du coronavirus sont en grande majorité des personnes âgées, sorties de la force de travail, donc les effets observés des précédentes pandémies ne sont pas forcément généralisables.
Oscar Jorda (San Francisco Fed), Sanjay R. Singh et Alan M. Taylor a écrit :
The great historical pandemics of the last millennium have typically been associated with subsequent low returns to assets. Measured by deviations in a benchmark economic statistic, the real natural rate of interest, these responses indicate that pandemics are followed by sustained periods – over multiple decades – with depressed investment opportunities, possibly due to excess capital per unit of surviving labour, and/or heightened desires to save, possibly due to an increase in precautionary saving or a rebuilding of depleted wealth.
A further implication of our analysis in the current low interest rate environment pertains to the secular stagnation hypothesis (Hansen 1939, Summers 2014). If the historical trends we have highlighted play out similarly in the wake of COVID-19 – adjusted to the scale of this pandemic – then secular stagnation would remain a concern for monetary and fiscal stabilisation policy for the next two decades or more.
Central banks in the advanced economies have lowered interest rates down to, or below, zero and conducted large scale asset purchases in anticipation of the financial fallout from economy-wide lockdowns. A sustained period of low real interest rates likely will provide welcome fiscal space for governments to mitigate the consequences of counter-pandemic stimulus interventions. In fact, issuances of safe government debt may help avert the further downward trend in real interest rates.
Even so, a major caveat of extrapolating from historical trends is that past pandemics occurred at time when virtually no members of society survived to old age. The Black Death and other plagues hit populations with the great mass of the age pyramid below 60, so this time may be different.
Perso, autant je rejoins les auteurs sur l’idée que les taux d’intérêt "sans risque" vont probablement rester bas pour longtemps (pour des raisons diverses non liées au coronavirus), autant je suis sceptique sur l’idée qu’une pandémie, hors catastrophes majeures du type Peste noire, puisse avoir des effets très durables sur les comportements de consommation et d’épargne, a fortiori si les décès touchent essentiellement des agents économiques non-productifs (no offence).
A mon avis, l’effet de long-terme le plus important d’un choc exogène, que ce soit une pandémie ou une guerre, c’est l’accélération de la hausse de la productivité : une guerre ou une pandémie oblige l’appareil productif à s’adapter en urgence. Au début, par des rustines de fortune. Puis, au fur et à mesure, par des avancées technologiques réelles. La 2e Guerre Mondiale a ainsi marqué des avancées technologiques majeures, qui ont commencé dans le secteur militaire avant de bénéficier au secteur civil. A mon avis, cette pandémie est l’occasion pour les entreprises de repenser en profondeur leur organisation et leur mode de travail - et cela aura, sur le long terme, des effets favorables sur la productivité.