etzanas a écrit :
@Scipion8,
Vous qui êtes un spécialiste, vous pouvez faire un pronostic sur ce qui va se passer dans la zone euro ? Plus ce confinement dure, plus nous nous enfonçons en récession.
Les déficits annoncés par les gouvernements d’Europe du Sud et le gonflement à venir du bilan de la BCE (plutôt de chaque Banque Centrale) paraissent incroyables.
Comment cela va-t-il finir ? Nous sommes condamnés à un scénario à la japonaise ? Taux d’intérêt très bas sur des décennies parce que les états ne peuvent plus supporter le poids de leur dette…
J’ai du mal à croire que les italiens accepteront d’être asservis au service de cette dette pendant des décennies. A mon avis, ils se mettront en défaut à l’issu de cette crise pour pouvoir rebondir comme un tigre et réussir de nouveau à exporter. Ils peuvent faire une alliance avec la Chine.
Peut-être gardera-t-on une zone euro resserrée : Allemagne/France/Nordique ? Mais il y aura un sacré trou dans le bilan de la BCE avec le défaut italien, sans compter le deficit de Target 2 que la Banque Centrale d’Italie devra à la Bundesbank. Un vrai cauchemar pour les allemands…
Manifestement, contrairement à ceux qui "se lâchent" sur ce fil, je dois désormais peser précautionneusement mes mots avant d’exprimer un avis. Donc un avertissement en introduction : je suis expert en opérations de politique monétaire, pas en politique économique. Mon expertise, c’est de mettre en forme des mesures de politique monétaire (définir leurs paramètres de volumes, maturité, cibles etc.), pas de faire de la prévision économique ou de définir un plan de relance économique en réponse à un choc comme le COVID-19.
Quelques éléments d’information généraux :
a) Une banque centrale peut fonctionner indéfiniment avec des capitaux négatifs, car elle peut émettre de la monnaie sans limite : un billet de banque signée de Mme Lagarde, c’est une "reconnaissance de dette" émise par la BCE, elle est au passif de la banque centrale. La banque centrale peut en émettre sans limite et accumuler des actifs bien réels (par exemple dans le cadre d’un programme de QE) du côté actif. Donc tous les arguments sur "le bilan de la banque centrale devient trop gros", "la banque centrale va faire des pertes" etc. n’ont pas de pertinence directe (sauf si la stabilité des prix est en jeu -> mon point (d)).
b) La BCE (plus précisément : l’Eurosystème = BCE + Banques Centrales Nationales) a néanmoins certaines contraintes "techniques" dans les actifs qu’elle peut acheter : pour des raisons juridiques (liées au fait que les obligations souveraines dans la zone euro ont des CACs / Collective Action Clauses), la BCE ne souhaite pas détenir plus de 33% de l’encours d’une obligation souveraine de la zone euro, car au-delà de cette limite et dans l’hypothèse d’une restructuration de la dette souveraine, la BCE se retrouverait à devoir bloquer cette restructuration (car juridiquement elle aurait une minorité de blocage dans le vote des détenteurs de l’obligation) - un vote positif étant illégal en vertu de l’Article 123 des Traités (interdiction du financement monétaire des Etats.) [Je sais que c’est complexe, tout ce qu’il faut retenir c’est que la BCE ne souhaite pas détenir plus de 33% d’une obligation souveraine.] Une autre contrainte technique, c’est que la BCE ne peut acheter que des actifs éligibles en garantie à ses opérations de refinancement - pas des actions ou de l’immobilier, par exemple.
c) Mais ces contraintes techniques ne sont pas véritablement un obstacle majeur à l’action de la BCE. D’une part, les Etats, face à cette crise, vont devoir émettre massivement, ce qui va créer de nouvelles cibles pour le QE de la BCE. D’autre part, on peut toujours trouver diverses solutions techniques pour rendre ces contraintes moins limitantes (c’est justement mon job, même si je n’opère plus en zone euro).
d) La seule vraie limite à l’action de la BCE serait l’émergence de tensions inflationnistes : on en est actuellement très loin, les anticipations d’inflation à moyen terme (l’indicateur principal pour la BCE) étant actuellement à un niveau historiquement bas, sous 1%. A mon sens, cette inflation très faible crée un contexte favorable à l’exercice sans entrave de la puissance de feu de la BCE.
e) Je ne pense pas a priori que la crise du COVID-19 puisse générer une inflation durable. Pour certains produits de grande nécessité dans ce contexte, il est évident qu’on pourrait voir des hausses de prix. De façon plus générale, des contraintes sur l’offre peuvent occasionner des hausses de prix. Mais le confinement durable de la population déprime profondément la demande, donc je ne crois pas qu’on puisse voir une forte inflation tant que cette crise dure. (En sortie de crise, ce pourrait être différent, avec un fort effet de rattrapage de la consommation.)
f) A mon sens, l’action de la BCE va contribuer à faciliter les conditions d’émission des Etats de la zone euro aussi longtemps que cette crise dure. Ce n’est pas l’objectif principal de la BCE, mais c’en est un effet induit. Par exemple : les banques italiennes peuvent actuellement acheter des obligations souveraines italiennes rapportant 2-3% et les utiliser en garantie contre de la liquidité BCE à taux négatif (le taux de la facilité de dépôt, -0,5%, étant utilisé comme référence pour les opérations de longue maturité récemment annoncées par Lagarde) : c’est une opération lucrative pour les banques, et cela facilite évidemment les conditions d’émission du Trésor italien…
g) Il y a de nombreux backstops et filets de sécurité pour éviter un défaut souverain en zone euro : le Mécanisme Européen de Stabilité (ESM, mis en place lors de la dernière crise), diverses enveloppes de l’UE pour les situations de crise, la BEI, le programme Outright Monetary Transactions (OMT) de la BCE, le FMI etc. Tous ces backstops sont efficaces dès lors qu’il y a un consensus politique : c’est aujourd’hui bien le cas, le COVID-19 étant une menace mondiale et par essence "contagieuse" (= nous n’en serons définitivement débarrassés que lorsque tous les pays l’auront éradiquée).
h) Les autorités européennes ont commencé à plancher sur un Eurobond dédié à la lutte contre le COVID-19 : des "coronabonds", qui représenteraient une mutualisation des risques souverains en zone euro et/ou dans l’UE. Ces coronabonds pourraient être émis par le Mécanisme Européen de Stabilité (il y a différents schémas possibles). Cela serait un nouveau filet de sécurité, pour les Etats les plus fragiles et/ou les plus touchés par le COVID-19.
i) Face à une situation d’insoutenabilité de la dette publique, il y a 4 solutions possibles :
1) l’austérité
2) l’inflation (qui, sur longue durée, permet d’éroder très efficacement la dette)
3) le défaut (à l’image de la Grèce en 2012)
4) la monétisation (= le transfert graduel de la dette publique des investisseurs privés vers la seule entité qui n’a pas de contrainte de solvabilité : la banque centrale)
Le QE est une forme légale de monétisation, même si ce n’en est pas l’objet (l’objectif du QE ce n’est pas de rendre une dette publique soutenable, c’est d’éviter la déflation). Je pense que cette crise du COVID-19 va accélérer la monétisation de la dette publique en zone euro. Post-crise, il serait préférable d’avoir une combinaison d’austérité et d’inflation pour réduire la dette publique, mais ce n’est pas sûr que ce soit politiquement et économiquement faisable. Je crois davantage à un scénario de QE à répétition et de maintien de taux bas, voire négatifs, sur longue période - donc effectivement un scénario "à la japonaise".
Bref, perso je considère que la puissance de feu de la BCE, qui peut être engagée pleinement en l’absence de tension inflationniste, et l’existence de filets de sécurité efficaces dans la zone euro (contrairement à 2008-2015), dans un contexte de consensus politique, devraient empêcher des problèmes majeurs sur la dette souveraine de la zone euro. Bien sûr, à plus long-terme, l’endettement massif qui va résulter de cette dette va néanmoins poser des questions politiques et économiques majeures.