Le token, cette nouvelle monnaie très risquée qui finance des start-up
Par Delphine Dechaux le 29.08.2017 à 13h21, mis à jour le 29.08.2017 à 15h32
La vente de tokens ou jetons permet aux entreprises de lever des dizaines de millions d’euros en quelques heures et sans contraintes. Place aux ICOs. Naissance d’un nouveau marché numérique, mondial, et ultra risqué.
Le token, pour lever des fonds facilement
Pour les entrepreneurs, l’intérêt des tokens est évident: ils ont la possibilité de lever des fonds en un temps record, sans s’embarrasser des processus très lourds liés à une introduction en Bourse.
Jaubert/Sipa
Lever des fonds en quelques heures sur un simple business plan, c’est l’expérience vécue par Gilles Fedak, chercheur à l’Inria et co-fondateur de l’entreprise iExec. Pour son projet, basé à Lyon, l’entrepreneur chercheur a récolté douze millions d’euros en deux heures et quarante-cinq minutes. Sans contracter de dettes ni vendre d’actions. L’explication de ce petit miracle? Elle tient en trois lettres: ICO. Un sigle qu’on prononce à l’anglaise (" aille-ci-o") et dont la seule évocation fait frétiller les geeks.
Après les IPOs, place aux ICOs !
En allusion à l’IPO ou introduction en Bourse (Initial Public Offering), une Initial Coin Offering est un financement fondé sur la blockchain. Ces opérations d’un nouveau genre ont déjà permis à des entreprises technologiques de collecter plus d’un milliard de dollars depuis deux ans. Et depuis quelques mois, leur nombre n’a cessé d’enfler. " En mai, on en recensait deux par semaine, en août, elles étaient une dizaine. A l’automne, on en prévoit 200", recense Jonathan Gérardin, manager chez Wavestone.
Comment ça marche? L’entreprise qui veut financer son développement émet des jetons (des tokens), qu’elle baptise généralement de son propre nom. L’entreprise Dupont souhaite par exemple émettre 1.000 jetons. Elle fait connaître son projet et annonce sur les réseaux sociaux qu’elle mettra en vente ses tokens, les " Dupont ", à une date donnée. "Croire que la vente se fait en deux heures, c’est une illusion. Il faut des mois de travail pour convaincre les investisseurs, petits et gros, de la validité de votre projet ", précise Gilles Fedak.
Lever des fonds en un temps record
Ces jetons seront payables en bitcoin ou en ether, des cryptomonnaies elles-mêmes convertibles en monnaie fiduciaire: un bitcoin s’échange actuellement autour de 3.600 euros, un ether 290 euros. L’entreprise met en vente ses jetons – dont la quantité et les prix peuvent varier selon les modalités qu’elle a précisées par avance. En gros, c’est la loi du marché: plus l’intérêt est grand, plus le prix des jetons ou leur nombre augmente. Et si l’entreprise n’a pas fixé de plafond, la collecte peut atteindre des montants faramineux. Le record a été établi en juin par Tezos: cette plateforme technologique fondée par Arthur et Kathleen Breitman a vendu ses "Tezzie ", pour une valeur totale de 232 millions de dollars.
Pour les entrepreneurs, l’intérêt de ce mécanisme financier est évident: ils ont la possibilité de lever des fonds en un temps record, sans s’embarrasser des processus très lourds liés à une introduction en Bourse. Exit aussi les due diligences, ces audits approfondis auquel se soumet normalement une entreprise avant de lever des fonds. Autre argument essentiel: les levées de fonds permettent à des start-up de viser gros. A l’instar de Domraider. Implantée à Clermont-Ferrand, cette entreprise, qui revend des noms de domaine, table sur un financement de 35 millions d’euros pour développer son projet, un outil de gestion d’enchères numériques et sécurisées. En attendant la vente de ses jetons - prévue le 12 septembre, une prévente – réservée aux gros investisseurs – lui a déjà permis de récolter plusieurs millions. " A travers une ICO, une petite entreprise française comme la nôtre peut toucher simultanément un grand nombre d’investisseurs dans le monde entier ", complète Tristan Colombet, le dirigeant de Domraider,.
Quid du côté des investisseurs? Et qu’achètent-ils au juste: un titre financier ultra prometteur ou de la poudre de perlimpinpin? « La nature des jetons est extrêmement variable, car elle est librement définie par l’entreprise », répond l’avocat Simon Polrot, spécialiste des cryptomonnaies. Certains jetons concèdent une forme de propriété sur l’entreprise émettrice – ils se rapprochent en ce sens d’une action. D’autres ouvrent la possibilité de profiter dans le futur d’un bien ou d’un service qui sera produit par l’entreprise. Exemple concret, les jetons de la start-up lyonnaise iExec ouvriront un accès à son réseau de serveurs – opérationnel en 2018. Troisième cas de figure, le jeton permettra à son propriétaire de contrôler un système en construction. Ainsi, les « Tezzie » vendus par Tezos donneront à leurs propriétaires un rôle de régulateurs sur la future plateforme. « Qu’est-ce qu’un bon token, un mauvais token? Personne ne le sait encore », concède Gilles Fedak.
Les Bourses des tokens en plein essor
Le marché, lui, n’attend pas la réponse: il évalue ces jetons – qu’on appelle aussi « monnaies privées » en continu. A peine émis, ceux-ci peuvent être revendus sur des places de marché numériques comme Coinbase, Kraken ou Bittrex. Des places d’échanges sur lesquels les monnaies privées s’échangent sous leur nom de code : TEZ (Tezos), RLC (iExec). Et subissent de folles variations. « La valeur de notre jeton – qui est retombée depuis mais reste supérieure au cours d’introduction - a été multipliée par huit dans les semaines suivant notre cotation», confie Gilles Fedak.
L’absence de cadre réglementaire
Le phénomène prendra-t-il de l’ampleur? Pour l’instant, les ICOs restent cantonnées à un petit microcosme, celui des entreprises liées à la blockchain « Ce sont les plus informées et les plus capables d’organiser ces opérations, mais il n’y a pas de raison que le phénomène s’étende à d’autres sphères, au moins dans le secteur numérique », analyse Julien Maldonato, associé chez Deloitte.
L’absence de cadre réglementaire constitue néanmoins un vrai frein. Les acteurs évoluent à leurs risques et périls, dans un véritable Far West. « Non régulé, numérique, totalement mondial, le marché des monnaies privées présente tous les excès des Bourses d’échanges de la fin du XIXe siècle, prévient Simon Polrot. Les variations de cours sont délirantes, les délits d’initiés fréquents et on croise nombre d’acteurs malveillants ». Les petits investisseurs sont en général des pionniers animés par la curiosité ou le désir de participer à la construction d’un monde meilleur. « Pour les petits porteurs, c’est une façon très facile et intéressante d’investir dans une start-up », ajoute Gilles Fedak. Mais ce marché tout neuf aimante aussi les spéculateurs n’ayant d’autre objectif que la revente avec profit de leurs tokens. Et les pirates sévissent régulièrement. Gare aux faux jetons!
Mais les sheriffs de la finance devraient intervenir. A ce jour, seul le gendarme américain s’est penché sur la question. En juillet dernier, la Securities and Exchange Commission (SEC) a émis un rappel à l’ordre: les règles fédérales sur les actions s’appliquent à toute entreprise, « qu’elle soit traditionnelle ou décentralisée ». En France, la commission Fintech de l’Autorité de marchés financiers (AMF) vient tout juste de se saisir du sujet. « Nous avons pris les devants en soumettant tous les détails de notre projet aux autorités de marché», précise Tristan Colombet. En attendant, ce qui n’est pas interdit est permis. Et l’or numérique coule à flot.