Je comprends bien que des taux négatifs dans un monde en croissance ne soient pas forcément intuitifs.
Pour l’expliquer, il faut raisonner en termes d’allocation des actifs des investisseurs : tous les investisseurs du monde - institutionnels, fonds souverains / banques centrales, entreprises, ménages - ont des cibles d’allocation d’actifs : ils investissent une portion x% de leurs actifs dans des actifs risqués à haut rendement et une portion (1-x)% de leurs actifs dans des actifs considérés comme sans risque (ou à très faible risque). L’objectif de la portion x%, c’est la performance, à des fins de capitalisation ou de rente, par exemple ; l’objectif de la portion (1-x)%, c’est seulement la préservation du capital.
Pour un ménage français, par exemple, les x% seront investis en actions sur un PEA, en SCPI etc., et les (1-x)% sur des livrets garantis et des fonds € (comprenant une forte proportion de titres d’Etat français).
De même, les grands fonds souverains ou banques centrales du monde (je parle de banques centrales ayant des réserves de change immenses, majoritairement en $ mais partiellement en €), vont investir x% en actifs risqués, comme des actions, des obligations corporate, des obligations souveraines de pays émergents, etc., et (1-x)% en actifs "sans risques", principalement des titres d’Etat américains et européens, et (avec un risque encore plus bas) des dépôts auprès d’autres banques centrales (Banque des Règlements Internationaux, Banque de France…).
Si on globalise, si on agrège tous les investisseurs du monde en un seul investisseur, cet investisseur souhaite investir (1-X)% des actifs mondiaux de façon absolument sécurisée, avec un objectif de préservation du capital et non de rendement.
Les banques centrales influencent fortement le taux de rémunération de ces actifs sans risque (ou à faible risque) en fixant le "loyer de l’argent", le taux sans risque : c’est le taux qui rémunère un agent économique pour se priver de l’argent aujourd’hui et le récupérer demain, sans aucun risque et avec une absolue certitude.
Dans la zone euro, ce loyer de l’argent, ce taux sans risque, est négatif : il est principalement influencé par le taux de la facilité de prêt marginal de la BCE (-0,40%). Par le QE, la BCE a délibérément injecté dans le système bancaire, donc dans l’économie, plus de liquidité que le système bancaire, donc l’économie, n’en ont besoin. C’est-à-dire que les banques de la zone euro ont dans les mains plus de liquidité qu’elles ne le voudraient, car la BCE, par le QE, a remplacé une partie de leurs actifs (titres) par du cash (on pourrait comparer cela au gavage d’oies). Et une banque X peut difficilement se débarrasser de sa liquidité excédentaire auprès d’une banque Y, car la plupart des banques sont en excédent de liquidité.
Par le simple jeu de l’offre et de la demande, le prix de la liquidité, c’est-à-dire le loyer de l’argent, a fortement baissé. Il est même devenu négatif depuis que la BCE applique un taux négatif aux réserves excédentaires détenues par les banques. Pour les banques, le cash est devenu une "patate chaude" dont la détention est coûteuse. Cela influence de proche en proche l’ensemble des agents économiques, à commencer par les Etats : la liquidité est devenue tellement abondante que les Etats "rendent service" aux banques en leur permettant de placer une partie de leur liquidité sur des titres d’Etat à court-terme (BTF). En compensation de ce "service", les investisseurs en BTF payent à l’Etat français une rémunération sous forme d’un taux négatif - mais moins négatif que le taux imposé par la BCE aux réserves excédentaires (-0,40%).
Les taux négatifs ne reflètent donc pas des anticipations d’un désastre, mais (1) la forte demande mondiale pour des actifs sans risque dans un objectif de préservation du capital et (2) l’excès mondial de liquidité dans les grandes devises mondiales ($, €, yen) résultant (délibérément) des QE effectué par les grandes banques centrales. L’objectif de cette injection forcée de liquidité dans l’économie étant de réduire le risque de déflation et de soutenir le niveau des prix à la consommation (cf.ce discours par Philip Lane, nouveau chef économiste de la BCE).
Effets estimés des mesures non-conventionnelles de la BCE sur la croissance

Effets estimés des mesures non-conventionnelles de la BCE sur l’inflation

Note :
- TLTRO = Targeted Longer-Term Refinancing Operations = opérations ciblées de long-terme d’injection de liquidité
- NIRP = Negative Interest Rate Policy = taux d’intérêt négatif sur la facilité de prêt marginal de la BCE (actuellement -0,40%)
- FG = Forward Guidance = communication / engagement de la BCE sur le maintien de taux bas sur longue durée
- APP = Asset Purchase Programme = QE